La pratique orthophonique quotidienne, en banlieue parisienne pour ce qui me concerne, voit grossir considérablement le nombre de demandes de prise en charge de personnes vieillissantes.
On nous rebat les oreilles, de façon anxiogène, du vieillissement de la population et du coût insupportable, mais inéluctable, de ces vieillards coupables de durer pour les jeunes
générations, de se transformer en fardeau pour leurs descendants et incapables de gérer leur quotidien.
Maison de retraite Sainte Marie à Angers, le 18/04/2011 (JS EVRARD/SIPA).
Depuis quelques années, j’écoute la plainte de ces patients et je constate qu’elle est bien souvent liée à notre nouveau mode de vie. Tel patient ne peut plus rentrer chez lui, tel autre
n’accède plus au cabinet de son médecin ou laisse les visiteurs sur le trottoir devant chez elle, tout en les attendant sur le palier, tel autre encore ne peut plus allumer sa télévision ou son
lecteur de CD.
Loin de moi l’idée de discréditer le progrès ou de le rendre responsable de l’inadaptation. Mais l’organisation de la cité, la déshumanisation et les progrès technologiques
révèlent beaucoup plus tôt dans l’évolution de ces personnes, un dysfonctionnement qui, il y a une trentaine d’années, n’aurait pas donné lieu prématurément à une perte totale d’autonomie.
Au fil de ces dernières années, bon nombre d’actions courantes de la vie quotidienne que je qualifierais de simples ("1 action pour 1 but") se sont transformées en actions complexes (une
succession d’actions ordonnées dans le temps pour 1 but). Voici quelques exemples simples.
1. Recevoir une visite
Avant, quelqu’un frappait ou sonnait à la porte de l’appartement et on ouvrait la porte. Aujourd’hui, on décroche l’interphone, on parle et on identifie le visiteur, on ouvre la porte de
l’immeuble en appuyant sur l’un des boutons de l’interphone, le cas échéant, on recommence l’opération pour la porte du bâtiment.
2. Rentrer chez soi ou faire une visite
Avant on ouvrait la porte de l’immeuble en appuyant sur le bouton situé sur le chambranle de la porte. Aujourd’hui, sécurité oblige, toutes les combinaisons sont possibles. Dans un premier
temps, pour entrer dans le hall de l’immeuble, on tape un code avec chiffres ou mélange de lettres et chiffres sur un digicode souvent situé loin de la porte ou bien on sonne à un interphone
avec noms ou défilement des noms ou numéros associés à des noms.
Dans un deuxième temps, pour entrer dans un bâtiment ou dans la cage d’escalier, toutes les possibilités énoncées plus haut peuvent se rencontrer mais avec d’autres codes. Dans un troisième
temps et de plus en plus fréquemment, il existe un code pour faire s’élever l’ascenseur et un autre pour descendre au sous-sol.
3. À la banque
Avant, pour n’importe quelle opération, on s’adressait à l’un des employés au guichet. Eventuellement, pour un retrait d’espèces, on avait même la possibilité de se faire apporter à domicile
par le facteur l’argent d’un mandat. Aujourd’hui, on choisit d’abord la machine appropriée parmi cinq ou six selon l’opération souhaitée : retrait de billets, dépôt de billets, dépôt de
monnaie, échange de billets contre de la monnaie, dépôt de chèques, édition de relevés.
4. Achat d’alimentation
Avant, tous les commerces se trouvaient à proximité, il suffisait de demander au commerçant qui servait le client le produit désiré. Aujourd’hui, on observe la disparition progressive des
petits commerces de proximité, d’où leur éloignement les uns par rapport aux autres, or on a supprimé les bancs publics dans les rues (une patiente me dit se reposer à un arrêt de bus ou chez
un commerçant accueillant lorsqu'elle est prise de fatigue passagère).
Dans les moyennes surfaces comme dans les petites surfaces, les produits sont changés régulièrement de place en fonction de la saison ou pour capter l’attention du consommateur. L’attente aux
caisse est importante.
5. À la poste
Avant, comme à la banque, pour n’importe quelle opération, on s’adressait à l’un des employés au guichet. Aujourd’hui, pour affranchir une lettre, on pose l’objet à expédier sur la balance en
service, on choisit la qualité du transport, on choisit la destination, s’il s’agit d’un envoi hors de France, on tape les premières lettres ou le nom du pays de destination, on valide, on
choisit le mode de paiement, on paye avec ou sans reçu.
Distributeur Automatique de Billets La Poste, le 15/05/2010 (JS EVRARD/SIPA)
Je pourrais multiplier les exemples de gestes élémentaires de la vie courante avec le téléphone portable ou fixe, la profusion des télécommandes pour l’allumage de la télévision, de la radio,
du décodeur, du lecteur de CD ou DVD, la prolifération des codes (j’ai compté que dans une journée j’en composais en moyenne une vingtaine), de l’automatisation, des programmations et des
caisses automatiques.
Syndrome dysexécutif
Voilà le diagnostic porté sur les prescriptions médicales. En neuropsychologie, les fonctions exécutives désignent un ensemble de processus cognitifs complexes qui permettent la flexibilité et
l’adaptation à des situations nouvelles non routinières. Elles nous permettent d’élaborer des stratégies visant à un but par anticipation et planification d’actions.
Le syndrome dysexécutif est une atteinte des fonctions exécutives qui appartient au syndrome préfrontal présent dans le vieillissement pathologique. On oppose aux fonctions exécutives, les
gestes et les actions automatiques, plus solides : on a appris et on agit sans se poser de questions, de façon routinière.
Repris dans les milieux de l’éducation, le syndrome dysexécutif est venu rejoindre la cohorte des dys-apprentissages : dyslexie, dysorthographie, dysgraphie, dyscalculie, etc. Il fait l’objet de nouvelles "méthodes de rééducation". Un
nouveau mot pour regrouper des symptômes depuis longtemps répertoriés et traités comme les difficultés d’orientation spatio-temporelle, de sériations, de mobilité de pensée ou de raisonnement
logique.
On constate donc que le syndrome dysexécutif ne touche pas seulement des personnes âgées ou atteintes de pathologies neurodégénératives, mais qu’il peut s’agir d’une pathologie de développement
chez des individus jeunes qui n’ont jamais "su".
Une vie quotidienne de plus en plus complexe
Le nombre des actions routinières diminue progressivement dans la vie courante avec l’apparition galopante de ces machines sans uniformisation nécessitant une constante adaptation et
l’anticipation d’un enchaînement gestuel et de ses effets. Le recours aux fonctions exécutives devient obligatoire pour les tâches les plus élémentaires de la vie quotidienne.
Bon nombre de ces actions dans les lieux publics (commerces, banques, administrations, transports, spectacles…) faisaient l’objet d’emplois de préposés dont c’était la compétence. Aujourd’hui,
les machines en libre service sont là, quand elles fonctionnent, pour, paraît-il, nous faire gagner du temps.
Mais gare aux erreurs, à l’oubli des codes, aux difficultés de compréhension des consignes écrites, aux difficultés d’orthographe, aux hésitations, à l’interversion des actions, à la lenteur ou
à l’impatience (qui provoque le doublement d’une consigne), à ceux qui ne voient pas très clair, à ceux qui n’ont pas de carte bancaire, à ceux qui ont confondu les claviers orientés
différemment.
L'aide à la personne : un secteur florissant
En cas de fausse manœuvre, toute la manipulation est à refaire ou la carte bancaire est avalée. Il reste un ou deux employés, au cas où, embauchés non pas pour exécuter mais pour accueillir et
aider les inadaptés. Aider : le mot est à la mode ! Aide aux personnes, aide à domicile, auxiliaires de vie sociale, auxiliaires de vie scolaire, aidants, aide aux aidants, métiers d’aide à la
personne : un secteur qui recrute et dont les besoins sont en constante progression.
En voulant faire l’économie de nombreux emplois, on augmente le nombre d'assistés car on fait reposer sur l’individu toutes les compétences et on accroît les inégalités. Les dysfonctionnements,
chez des sujets jeunes ou plus âgés, sont de plus en plus invalidants. Le coût est réparti sur d’autres structures : sécurité, maisons de retraite, formations générales souvent inutiles,
chômage, réseaux d’aide aux personnes etc.
Qu’en est-il de l’autonomie de l’individu et de la qualité de la vie ? Combien de personnes laissons-nous de côté ? Doit-on saluer le progrès galopant quand il devient plus néfaste que
profitable ?